Et comme les héros, tu feras tes premières armes...

Le lever du jour approchait à grands pas. La mer avait été clémente, en cette nuit, si bien que le navire qui reliait Auberdine à l'île de Brume-Azur arriva à bon port avec quelques heures d'avance. Comme d'ordinaire, les congratulations allèrent bon train au sein de l'équipage. Voguer ainsi avait de quoi resserrer les liens entre les peuples draeneï et kaldorei, et une telle ambiance ne pouvait être qu'un vrai délice aux yeux de la jeune Solya.

Il fallait dire que dans certaines contrées qu'elle avait parcouru, son peuple n'était toujours pas particulièrement bien vu. L'inconnu avait quelque chose d'effrayant, après tout. Mais les mœurs évoluaient à mesure que les draeneï s'intégraient au sein de l'Alliance, et dans quelques années peut-être, les comportements discriminatoire qu'ils subissaient encore parfois finiraient définitivement par s'effacer, sous le poids de leurs efforts et de leur serviabilité naturelle.

Un vieux chant draenique fut entonné par une partie de l'équipage. Certaines navigatrices du peuple elfique, celles dont la curiosité et l'ouverture d'esprit étaient des traits particulièrement prononcés à dire vrai, avaient obtenu de l'un de leurs camarades de bord qu'il leur apprenne cette chanson d'un autre âge, d'un autre monde, vestige d'un temps où la paix n'était pas un simple souvenir pour les Exilés. Elle parlait de plaines verdoyantes et de vallées fleuries, des rivières cristallines de la cité sacrée de Mac'Aree et de monts titanesques. C'était le récit d'un monde aimé, d'une terre perdue. C'était un Ode à Argus, tout simplement.

Les paroles étaient complexes, à l'image de la langue de cette civilisation plus de vingt fois millénaire, mais l'intonation de la voix de chaque interprète ne laissait place à aucun doute : c'était un chant d'espoir, comme une promesse. La promesse de retrouver un jour ce foyer qu'ils avaient dû quitter.

Inclinant légèrement la tête, un petit sourire aux lèvres, la jeune draeneï pensa à ce monde qu'elle n'avait pas eu le loisir de connaître. Elle irait là-bas, un jour. C'était une certitude. Elle participerait à la grande guerre contre la Légion Ardente, et si elle devait tomber, ce serait en donnant sa vie pour la liberté d'Argus.

Une main posée sur son épaule la tira hors de ses pensées. Une elfe, plutôt grande pour son peuple, lui adressa un sourire en lâchant quelques mots sur un ton un peu bourru.

"Prépare ton paquetage, gamine... on va bientôt arriver à quai.
- Bien, madame.
- On va profiter de notre avance pour rester un peu dans le coin. Tu n'auras pas besoin de nous aider à décharger le navire, contrairement à ce que nous disions au moment du départ.
- Vous êtes sûre ?
- Absolument certaine, même. Et puis, ça te permettra peut-être de voir un peu ta famille avant ton rendez-vous avec le Prophète ?"

La jeune draeneï hocha lentement la tête. Elle n'avait plus de famille, à vrai dire, depuis une tragédie qui avait eu lieu à bord durant la fuite qui s'était achevée sur Azeroth. Mais après tout, à défaut de voir sa famille, peut-être pourrait-elle tout simplement aller rendre visite à ses anciens condisciples ?

L'arrimage du navire fut rapide. L'artisanat elfique, allié à l'ingéniérie draenique, permettait des choses parfois surprenantes d'efficacité. Aussi, après avoir flâné quelques minutes sur le pont, et échangé quelques mots avec un ou deux membres de l'équipage, Solya les salua et prit finalement congé, non sans avoir prié les Naarus de bénir leurs voyages à venir.

Puis elle mit enfin le pied à terre.

Arpenter les chemins pour atteindre l'Exodar n'est pas particulièrement long. Son sac enchanté jeté sur l'épaule, son bouclier attaché dans le dos à même sa chemise, et son marteau pendant à sa ceinture, elle entra dans le vaisseau-cité par le long couloir lumineux qui débouchait sur la Voûte des Lumières. Là, en plein cœur de la vaste aile de l'Exodar, deux draeneï échangeaient des passes d'armes pour le moins passionnées, avec des armes d'entraînement.

"Tu penses pouvoir m'atteindre avec une frappe aussi ridicule ? Pffeuh, c'est pas comme ça que tu seras prêt pour la purification de Karabor !
- Grmbl... tu vas voir !"

C'était un draeneï plutôt grand, mais encore assez maladroit, qui s'élançait dans un grognement féroce, brandissant sa masse. Son adversaire, une condisciple visiblement, se tenait prête à le recevoir, pliant légèrement les genoux pour renforcer ses appuis. La masse s'écrasa sur le pavois dans un bruit sourd, mais ne provoquant aucun mouvement de recul chez la combattante qui l'avait provoquée quelques instants auparavant. Elle était grande et fine, mais sa solidité, son agilité et sa précision ne mentaient pas : elle était plus expérimentée, même s'il lui restait beaucoup de chemin à parcourir avant d'atteindre les sommets de son art. Néanmoins elle faisait preuve d'un potentiel certain, et elle deviendrait sans doute une haute figure des armées de l'Exodar, un jour.

Solya observa le combat avec un intérêt certain, depuis une hauteur de la Voûte. Masses et boucliers s'entrechoquaient presque en rythme dans cette danse guerrière endiablée.

"Regarde le coup de maître qu'elle va accomplir... tu vas apprécier la beauté de la chose, j'en suis persuadé."

A la droite de Solya, un imposant draeneï se tenait bras croisés. Son visage, marqué par de multiples cicatrices, n'était pas inconnu pour la jeune paladine. Mais suivant le conseil qui lui avait été donné, elle reporta son attention sur le combat. Pile au bon moment pour voir la masse de l'aspirant inexpérimenté se diriger droit vers le crâne de sa consœur en un coup descendant. Prononçant une brève incantation, la virtuose se dressa vivement en avant, le don des Naaru venant resplendir à son front. Ses deux longues cornes traversèrent le bois de la masse, laquelle fut stoppée net. Puis elle asséna un coup de bouclier à l'estomac de son opposant, le faisant reculer de plusieurs mètres.

"Humpf... Hey, on avait dit 'pas de sorts pendant l'entraînement' !"

Se redressant, quittant sa posture combattive, la paladine en devenir ôta précautionneusement la masse plantée sur ses cornes avant de la lancer au sol et de croiser les bras, visiblement énervée :

"On avait également dit 'pas de coups à la tête', idiot ! Et estime-toi heureux, j'aurais pu employer un sceau de piété !"

La dispute était partie pour durer, à n'en point douter. Aussi, Solya préféra reporter son attention sur le draeneï balafré qui se tenait à ses côtés.

"Tu as grandi, Solya... étonnamment vite."

Paré de sa resplendissante armure rouge et or, Baatun était, pour quelqu'un de sa race, un être étonnamment imposant. A dire vrai, il mesurait aisément deux têtes de plus que la jeune paladine, si ce n'était trois.

Intimidée, maintenant que le combat d'entrainement était terminé, Solya s'inclina avec révérence en balbutiant quelques salutations. Face à ce spectacle, Baatun ne put s'empêcher de laisser échapper un éclat de rire retentissant.

"Eh bien, eh bien... qu'est-ce qui t'amène ici, petite ? On ne t'as pas revue par ici depuis un bon moment. Cette druidesse qui s'est occupée de toi doit sacrément bien te nourrir, hehehe."

Le visage de la draeneï s'empourpra légèrement.

"Je suis venue rencontrer notre Guide..."
"Tiens donc, une audience auprès du Prophète ? Tu as reçu une convocation ?"
"Oui, signée de la main même du Seigneur Velen."

Croisant les bras, un sourire au coin des lèvres, Baatun jaugea Solya du regard.

"Alors comme ça, il aurait eu une vision à ton sujet... c'est intéressant."

Le regard du Maître Paladin trahissait un léger trouble, tandis que Solya se grattait un peu maladroitement la base de sa corne gauche. Mais cela, elle ne le remarqua pas.

"Je vais devoir aller m'occuper de quelques uns de mes élèves, Solya. Je te laisse. Je ferai signe à Jol pour qu'elle te mène jusqu'au Prophète. Ca te va ?"

Jol.
Un nom qui était pour le moins familier aux yeux de la paladine.

Saluant Baatun une dernière fois, elle s'appuya contre un cristal après avoir lâché son sac, cherchant à rassembler un peu ses esprits.

Jol avait été l'instructrice de Solya dès l'instant où celle-ci s'était décidée à devenir Redresseuse de Torts. Une instructrice sévère, mais juste. Mais leurs liens n'en restaient pas là. A dire vrai, Jol était également la fille de Naalura, une vieille chamane rouée qui avait recueilli Solya après le crash. Et la disciple de son défunt père...

"Eh bien, tu dors ?"

La paladine sursauta, manquant de perdre son appui au cristal. Etait-ce de surprise, ou d'avoir reconnu la voix féminine et autoritaire qui s'adressait à elle ?

"C'est amusant, tu passes à l'Exodar pour une audience auprès du Prophète, et il faut que ce soit Baatun qui me prévienne de ta présence ici. Je suis déçue."
"Je... euh..."
"Surtout qu'après tout ce que j'ai fait pour toi. Et pas même un courrier en près d'un an. C'est du beau. Tu sais que Mère s'est fait un sang d'encre pour toi ?"

Solya ne savait plus où se mettre. Combien de temps était-elle restée plongée dans ses pensées pour ne voir arriver la fameuse Jol à ses côtés ?

"Je suis désolée... je..."

Lâchant un soupir, Jol haussa les épaules. C'était une draeneï de taille moyenne, élancée. Ses cheveux bleutés, constamment un peu en bataille, dissimulaient la naissance de ses deux cornes, recourbées vers l'arrière. Ses traits n'étaient pas des plus avenants, et trahissaient plutôt une rudesse certaine, et une indicible rigueur. Elle arborait elle aussi des atours guerriers, une armure du même modèle que celle de Baatun, mais dans des tons violacés et argentés.

Oui, à n'en point douter, Jol était une paladine de haut rang au sein du peuple d'Exodar. Elle avait la prestance, les manières, et les atours d'une grande.

"Allez, suis-moi, va. Je t'emmène voir notre Guide. L'heure de ton rendez-vous approche, d'après ce que Baatun m'a dit."

Entrainant Solya à sa suite, Jol se mit en route, s'enfonçant dans la partie la plus éloignée de tout de la Voûte des Lumières.

"Tu as vu ma nouvelle disciple en arrivant, je suppose. Elle en jette, hein ? Elle me rappelle un peu toi, par certains côtés. Encore qu'elle est bien plus intrépide que tu ne l'étais."

Solya aurait pu se sentir vexée de cette remarque. Mais les années aidant, elle avait appris à ne pas trop tenir compte de ce genre de piques de la part de celle qui avait été son instructrice autant qu'elle était sa sœur.

Face à l'absence de réponse de son ancienne disciple, Jol haussa les épaules, gardant le silence un instant. A mesure qu'elles approchaient des appartements du Prophète, le cœur de Solya lui faisait l'impression de bondir dans sa poitrine.

"Déstresse, Solya. Il ne va pas te manger." lâcha l'instructrice, percevant le trouble de son ancienne disciple.

S'empourprant d'un coup, la jeune draeneï hocha maladroitement la tête. Et lorsqu'elles arrivèrent devant la porte des quartiers privés du Meneur des Exilés, gardée par deux gardes de l'élite des Boucliers de Velen, elle se sentit tout à coup incapable de faire un pas de plus.

"Décide-toi, il est tout de même très pris..."

L'air perplexe face à Solya et à la panique qui semblait l'étreindre, Jol soupira et s'approcha, avant de lui asséner une tape à l'arrière de la tête.

"Allez, va donc !"