Arrivée en Outreterre

Nouveau réveil difficile. Je suis encore couverte de plaies et d’hématomes mais cela ne se verra même plus d’ici quelques heures grâce à mon étonnante faculté de régénération. Encore une fois, je ne me souviens pas de grand-chose. Depuis que je suis en Outreterre, ma mémoire est devenue une vraie montagne naine. Ce n’est pas la région elle-même qui altère ainsi mes facultés intellectuelles mais plutôt ce que j’y consomme depuis mon arrivée.
L’alcool que l’on trouve ici est bien plus fort que tout ce que j’avais connu en Azeroth. Les effets des plantes sont plus puissants également, la feuillerêve avait déjà tendance à me faire tourner la tête, la gangrelette me la met carrément à l’envers, surtout consommée à haute dose et non traitée pour être mise en potion. J’ai aussi découvert que la poudre résiduelle des marcheurs que l’on trouve dans les champs de distorsion et sur la crête du vide a d’étonnantes propriétés destructrices lorsqu’on la mélange avec de la fleur de peste broyée.
Depuis que j’ai franchi la porte des Ténèbres il y a quelques jours, j’ai passé plus de temps à rechercher de nouveaux paradis artificiels qu’à effectuer les missions que l’on m’a assignées. J’en ai même presque abandonné tous mes vieux camarades. Si l’Outreterre n’affecte pas ma mémoire, je crois qu’elle affecte au moins mon état d’esprit et ma motivation au combat.


Pendant de nombreux mois, j’ai parcouru fièrement Azeroth en long en large et en travers, la tête haute, sûre de moi et maîtresse de mon environnement. J’y ai fait de nombreuses rencontres, dont certaines ont bouleversé ma vie et contribué à faire de moi ce que je suis devenue. J’ai passé beaucoup de temps à aider mes compagnons, à les soutenir, à panser leurs plaies, à leur apprendre tout ce que je savais et à écouter leurs discours. C’est ainsi que je me sentais utile et accomplie.
Aujourd’hui, je me sens vide. Vide et incapable. Tous mes repères ont volé en éclat au moment même où j’ai traversé ce maudit portail. Je crois que mes amis se sont aperçus que quelque chose n’allait plus puisqu’ils ont essayé de me proposer leur aide. Et malgré toute l’affection que je leur porte, la seule chose que j’avais envie de faire, c’était de leur arrac her la main secourable qu’ils tendaient vers moi afin de les étrangler avec. A la place, j’ai choisi de m’oublier, et de me perdre.


Il faut que je m’habille et que je sorte d’ici. Je crois que je suis dans une chambre d’auberge. Probablement à Shattrath. C’est en commençant à marcher que je me rends compte que j’ai mal. Comme si j’avais passé toute la nuit avec un Tauren. C’est probablement ce qui s’est passé d’ailleurs. A moins que ce soit un des gardes Draeneï de la ville…
Je suis sensée retourner à Thrallmar, plusieurs missions m’y attendent. Mais je ne m’en sens pas la force. Avec un peu de chance, ce foutu camp a été annihilé par l’un des canons de l’Alliance que l’on m’a demandé de détruire le jour où je suis arrivé en Outreterre et que je n’ai jamais réussi à trouver. Et si ce n’est pas le cas, c’est qu’ils ont dû trouver quelqu’un d’autre pour faire le boulot à ma place. Tout cela a si peu d’importance à mes yeux.
En fouillant dans mes sacs, je retrouve une fiole dans laquelle il reste un peu de mon fameux mélange de poudre de marcheur et de fleur de peste que je décide d’ingérer sans autre forme de procès. La quantité est vraiment infime mais elle suffit déjà à modifier mes perceptions. Tout ce qui m’entoure semble subitement s’accélérer et grandir. Chaque partie de mon corps ressent violemment les battements de mon cœur. Ma respiration se fait haletante et ma tête tourne de plus en plus vite. J’en tombe à genoux. C’est alors que j’entends deux voix lointaines et distordues :
- Tiens regarde, c’est Vorcha.
- Vorcha ? La chamane ?
- Oui oui, c’est bien elle.
- Et bien… Il semblerait que l’air vicié de l’Outreterre lui ait quelque peu fait perdre de sa superbe.
Puis les voix deviennent des rires. J’essaye de me relever mais je crois que mon équilibre a foutu le camp en même temps que les restes de ma dignité. Tant pis. Je me laisse emporter par mes sensations.
Au bout d’un moment, je sens que l’on m’attrape les poignets et les chevilles et qu’on m’emporte ailleurs. Sûrement les gardes qui ont estimé que ma déchéance publique faisait mauvais effet. Le genre de choses qui n’aurait choqué personne à Orgrimmar mais qui doit être nettement plus dérangeant dans cette foutue ville fréquentée aussi bien par la Horde que par l’Alliance. Je n’oppose aucune résistance, je ne le pourrais même pas si je le voulais. Il me semble qu’ils me ramènent à l’auberge.
Ce n’est que plusieurs heures plus tard que je reprends enfin mes esprits. La tête me tourne encore et j’ai la nausée mais je suis à nouveau capable de me déplacer. Je ressors et me dirige vers la banque afin d’y récupérer quelques plantes pour préparer de nouveaux mélanges. Mais cette fois, je prévois de repartir un peu plus en douceur. Le temps d’aller faire un petit tour au laboratoire d’alchimie local et il fait déjà nuit.

Dès que mon esprit redevient clair, je recommence à douter et ça me ronge de l’intérieur. Je ne suis plus qu’une sinistre épave incapable de se reprendre en main. Le regard froid que je porte sur l’avenir est empli de pessimisme malsain. J’aperçois un abîme sans fond dans lequel je tomberai éternellement. Envahie par le silence, avec mes pensées tordues pour seule compagnie, je ne peux qu’y perdre la raison.


Je descends dans la ville basse et je m’arrête dans la première taverne que je trouve. Je m’installe à une table et une serveuse s’approche de moi quelques instants plus tard, une jeune elfe de sang. Enfin jeune, j’en sais rien après tout, je crois que ces créatures n’ont pas du tout la même notion de l’âge que nous, je les connais encore assez mal mais pourtant j’ai entendu dire que nous devions nous habituer à les croiser de plus en plus souvent.
- Qu’est-ce que je vous sers ? demande-t-elle.
- Mmmh, laissez-moi réfléchir.
- Alors nous avons de la bière naine en provenance directe du Dun Morogh, du vin de Strangleronce, du bourbon et…
- Non ben servez-moi juste une bonne cuite ! dis-je en balançant négligemment une pièce d’or sur la table.
Elle revient quelques minutes plus tard avec un plateau contenant diverses bouteilles. Je ne cherche même pas à savoir ce qu’elles contiennent et je les sirote les unes après les autres. L’effet attendu commence à apparaître au bout d’un moment. Ma vision devient de moins en moins précise et les sons autour de moi se distordent et s’amplifient pour venir rebondir à l’intérieur de mon crâne. Une voix plus proche et familière me sort soudainement de ma torpeur. « Vorcha ». C’est alors que je me rends compte qu’Ibex est assis en face de moi. Je suis pourtant certaine qu’il n’était pas là il y a quelques secondes. Maudit voleur…
- Je savais que je te trouverais dans les environs peau bleue, dit-il.
- Tu me cherchais ?
- Moi pas vraiment, par contre Traha et Delah te cherchent partout depuis deux jours et comme je passais dans les environs pour affaires, je me suis dit que je pouvais jeter un œil histoire de te passer le message. Tu m’offres un coup à boire ?
- Sers-toi.
- En tout cas, t’as vraiment une mine à faire peur ma grosse. Picoler c’est bien mais faudrait que tu songes aussi à manger histoire d’absorber tout ça.
- Tu crains peut-être que je finisse par te ressembler le cadavre ambulant ?
- Ça pourrait bien finir par t’arriver ouais.
En finissant sa phrase, il s’est déjà levé pour aller voir la serveuse et lui commander de quoi manger.
- Putain de ville de merde, dit-il en revenant s’asseoir près de moi, on peut même pas bouffer de gnome ici…
- Pas grave, suffit de retourner à Orgrimmar de temps en temps.
- Bon et sinon je peux savoir ce que t’as foutu de ton armure et de tes armes ?
- Tout est à la banque.
- Et t’as l’intention de récupérer ça à un moment quelconque ?
- Pour quoi faire ?
- Pour te battre grosse maligne ! L’Outreterre regorge de créatures toutes plus redoutables les unes que les autres et qui doivent être exterminées dans les plus brefs délais.
- Tous les plus grands combattants de la Horde sont déjà sur le coup, un de plus ou de moins, ça fait pas grande différence.
- Ça en fait une pour nous, ton absence se fait de plus en plus ressentir dans les rangs.
- Personne n’est irremplaçable.
La serveuse arrive vers nous avec deux grandes gamelles remplies de ragoût. L’aspect et l’odeur ne me sont pas familiers mais cela n’a pas d’importance. J’ai pas fait attention à une quelconque sensation de faim jusqu’à présent mais c’est en commençant à engloutir mon plat que je me rends compte que ça fait du bien. J’avale donc goulûment le contenu de l’écuelle et lorsque je relève enfin la tête, je m’aperçois qu’il n’y a à nouveau plus personne en face de moi. Quelque chose me dit qu’il est inutile de jeter un coup d’œil aux alentours, je sais qu’il a filé. Je sais aussi qu’il m’a piqué quelques pièces d’or et probablement une ou deux fioles en partant.


Ils m’attendent. Ils ont besoin de l’image forte que je leur ai toujours donnée pour les motiver au combat. Mais cette image a volé en éclat. Je ne peux résolument pas leur montrer que je ne suis plus que la pathétique caricature de celle qui leur insufflait autrefois courage, puissance et soutien. Mais qu’est-ce que je suis devenue ?


Il y a toujours les bouteilles devant moi. Certaines sont vides. D’autres pas encore tout à fait. Je rappelle la serveuse afin qu’elle m’en apporte d’autres. Autour de moi, la taverne s’est remplie petit à petit. Ma vision est de plus en plus trouble mais je distingue malgré tout des petits groupes sur les tables aux alentours. Je les observe à tour de rôle. Puis un nouveau groupe entre dans la taverne. Des Orcs, ils sont quatre et leurs pas résonnent lourdement sur le plancher. Ils semblent se diriger vers moi, ils vont sûrement prendre la table qui se trouve à côté de la mienne et qui a été libérée il y a peu par le groupe de nains bruyants qui l’occupait. Ils y déposent effectivement leurs affaires mais l’un d’eux se tourne vers moi :
- Alors la Trolle, on a décidé de se repayer encore un peu de bon temps en notre compagnie ?
Les autres me regardent et rigolent.
- On se connaît ?
- Quoi ? Tu ne te souviens pas de nous après la nuit mémorable qu’on t’a fait passer ? fanfaronne-t-il.
- Non, désolée.
- Vu l’état dans lequel tu étais, ce n’est pas très étonnant.
- J’imagine que c’est à vous que je dois les douleurs que j’avais ce matin ?
- Mais oui ma belle, répond-il en approchant son haleine chargée de mon visage, on a pas l’habitude de faire dans la dentelle, puis il retourne s’asseoir avec ses compagnons.
Pendant qu’ils commandent à boire et à manger, je décide de rapidement terminer les bouteilles qui sont devant moi et de quitter cet endroit. Lorsque je me lève, non sans difficulté vu la quantité d’alcool que j’ai déjà ingurgité, l’Orc à l’haleine de gnoll me claque violemment les fesses, manquant de me faire perdre l’équilibre et me demande :
- Ben alors, tu nous abandonnes déjà la Trolle ?
- Oui, j’ai besoin de prendre l’air, ça sent mauvais ici, dis-je en lui jetant mon regard le plus noir.
- Je vois, mais ne t’en fais pas, on te retrouvera plus tard.
Vu leur allure et leur odeur, j’aimerais autant qu’ils ne me retrouvent pas non.
Je quitte la taverne sans trop savoir où aller. Mes pas engourdis par l’alcool m’entraînent au fond de la ville basse, vers la tour des alchimistes. Il est hors de question que je tente son ascension mais il n’y a personne en bas et je peux tranquillement m’installer dans l’herbe, personne ne devrait me voir ici.
J’ingurgite le contenu d’une de mes fioles au hasard et je m’allonge sur le dos, en regardant devant moi la longue colonne lumineuse qui monte vers les étoiles depuis le Naaru qui se trouve au centre de Shattrath. Ma mixture commence déjà à faire effet et je me laisse tout doucement emportée dans un autre monde, à une autre époque. C’est si agréable…


Je revois les plaines chaudes et arides de Durotar. Et Sen’Jin, le village de mon enfance. Je suis à nouveau petite et je pêche le crabe avec mes frères et sœurs. Bien sûr nous n’en attrapons que très peu, les crabes sont vifs et rusés. Lorsqu’ils daignent sortir de leur terrier, nous chassons aussi les lièvres et quand par miracle ils ne nous échappent pas, nous les ramenons fièrement au village. Face à Sen’Jin, de l’autre côté de la mer, les îles de l’Echo nous appellent irrésistiblement mais nos parents nous interdissent formellement d’y aller. C’est très dangereux disent-ils. Nous irons quand nous serons plus grands et plus aguerris. Alors seulement nous pourrons prouver notre valeur en chassant le tigre. Mais nous devrons faire attention à Zalazane, le terrible sorcier, qui pratique une abominable magie noire et qui prend plaisir à tuer notre tribu. Des fois, les nôtres se rendent sur ces îles. Certains ne reviennent jamais. Les autres reviennent blessés ou fous. L’ancien du village s’occupe d’eux, c’est un puissant chaman. Il les guérit mais parfois cela ne suffit pas et il arrive que des membres de notre tribu disparaissent mystérieusement. Moi aussi je serai chaman quand je serai grande. L’ancien dit que j’apprends vite et que je sais écouter les esprits. Il dit aussi que je suis une vraie tête de mule.

- Et ben alors la Trolle, on est pas parti bien loin à ce que je vois, tu nous attendais peut-être ?
- Qu’est-ce que… Foutez-moi la paix !
- Mais non, on va encore bien s’amuser, tu vas voir.
L’Orc est déjà penché au-dessus de moi, caressant ma peau de ses mains épaisses et graisseuses. Ses compagnons sont là aussi, tout autour de moi. Je ne discerne que leurs silhouettes mais je les entends ricaner. J’essaye de me relever mais la tête me tourne. Tout est flou et j’entends leurs rires qui résonnent. Me mettre debout semble une opération des plus périlleuses mais je dois pourtant vraiment y parvenir. Je pose les mains par terre pour prendre appui mais mon équilibre est hasardeux. Voyant cela, l’Orc m’attrape le bras et me tire vers lui pour me presser contre lui. Je sens son corps poisseux et puant contre le mien, sa salive dégouline sur ma poitrine. J’ai envie de vomir mais je suis debout. Je dois me concentrer pour retrouver mes facultés et me sortir de ce piège. J’essaye de me dégager de l’emprise de mon persécuteur mais il me tient fermement pendant que son immonde langue visqueuse fouille dans mon cou et que ses mains agrippent mes fesses pour me rapprocher plus près de lui encore. Dans un ultime effort de concentration salvateur, je parviens à invoquer la puissance des esprits pour me transformer en loup fantôme. L’Orc semble surpris et je profite de ce bref moment d’inattention de sa part pour tenter de m’enfuir.
Je cours, aussi vite que je peux. Je cours en direction de la sortie de la ville. Les Orcs sont à mes trousses et essayent de me rattraper. Et je cours toujours, éperdument. Devant moi, la forêt de Terokkar semble pouvoir m’offrir un refuge pour me cacher. Je m’y jette pour semer mes assaillants. Mais au détour d’un arbre, une araignée gigantesque m’attrape et me pique, m’injectant directement dans les veines son venin paralysant. La douleur me fait perdre la force et la concentration qui me permettaient de tenir la transformation et je retrouve à nouveau mon aspect normal. Je m’affale sur le sol, face contre terre. Je réussis à me retourner sur le dos pour voir l’araignée frotter ses mandibules au-dessus de moi. Les Orcs se sont rapprochés et ont dégainé leurs armes pour attaquer l’animal et ne pas lui laisser la proie qu’ils convoitent. Je ne peux presque plus bouger. D’habitude, je sais calmer les effets des poisons et soigner mes blessures mais je n’en ai même plus la force.
Puis j’entends un terrible rugissement. J’essaye de regarder autour de moi pour voir d’où il provient mais ma tête refuse de se soulever. Quelque chose de lourd approche à toute vitesse, sa course fait trembler le sol sous mon corps. Devant moi, les Orcs ont tué l’araignée mais lorsqu’ils essayent de se rapprocher de moi, une énorme masse leur fonce dessus et les renverse d’un coup de patte. C’est un ours. Un ours gigantesque qui bataille férocement contre les quatre Orcs qui tentent d’entamer son cuir à coups de hache. Mais la mâchoire redoutable de l’animal a subitement raison de l’un de ses adversaires qui s’écrase lourdement au sol, dans un bain de sang. Les trois autres, dont leur chef, semblent se raviser et préfèrent fuir devant la bête meurtrière. Celle-ci se retourne alors vers moi, les crocs ensanglantés, soufflant et grondant. Lorsqu’elle arrive au-dessus de moi, je croise alors son regard, celui-ci me paraît presque familier. Et je m’évanouis.


J’ai froid.

Nouveau réveil difficile. Et encore une fois, je ne me souviens pas de grand-chose. Je suis allongée sur un tas de paille dans ce qui semble être une petite cahute mais ma vision est floue et je distingue mal ce qui m’entoure. Puis j’entends une voix, féminine et très douce, presque apaisante, mais je ne parviens pas à comprendre ce qu’elle dit. Je tourne la tête et j’aperçois une silhouette, fine et élégante. Mes yeux semblent petit à petit retrouver leurs facultés et je distingue de mieux en mieux la silhouette. C’est une elfe. Je la connais, nous nous sommes affrontées à de nombreuses reprises par le passé pour la défense de nos territoires respectifs en Azeroth, mais malgré nos combats acharnés et notre différence de langage, il y a toujours eu comme un profond respect entre nous.
Les images de mon accident dans la forêt me reviennent peu à peu en mémoire et je comprends désormais pourquoi le regard de cet ours ne me semblait pas étranger. C’est elle qui m’a sauvée de mes agresseurs. Elle continue de me parler, avec la plus grande douceur, comme pour me rassurer. J’essaye de me relever, pour essayer de m’asseoir, mais elle s’approche pour me maintenir les épaules contre le lit de paille d’une délicate fermeté. Alors je n’insiste pas, tout me porte à croire en cet instant que je peux avoir une totale confiance en elle.
Je reste allongée et je me détends. Elle retourne s’affairer plus loin en chantant, et je me laisse agréablement bercer par sa mélopée. Un subtil fumet parvient subitement à mes narines, une délicieuse odeur de poisson en train de cuire, je m’aperçois alors que mon ventre gargouille. Et elle chante toujours lorsqu’elle revient vers moi avec une écuelle en bois fumant et exhalant un si délicieux arôme. Elle pose l’écuelle à côté de moi tout en me souriant puis repart à l’autre bout de la cahute. Je commence à manger, c’est effectivement du poisson, accompagné de tubercules de navetille, une plante particulièrement revigorante que je n’avais plus consommée depuis mon arrivée en Outreterre. Chaque bouchée que j’avale semble me redonner un peu plus de force et une incroyable vague d’énergie bienfaisante envahit peu à peu tout mon être. L’elfe me regarde dévorer mon repas et rit. Lorsque l’écuelle est vide, je me redresse presque sans difficulté et je lui adresse un sourire pour la remercier.
Je me sens encore quelque peu ankylosée mais j’ai besoin de marcher pour me dégourdir les jambes. Je me relève sous l’œil amusé de mon hôte, un peu péniblement. Mes pas sont hésitants mais je tiens debout et je me dirige vers la sortie. Une fois dehors, je prends une grande inspiration, l’air est doux ici. Le paysage autour de moi est verdoyant et de nombreux animaux s’ébattent et broutent plus bas dans la vallée. Des animaux plutôt étranges que je n’avais encore jamais vus auparavant. Je crois que je suis toujours en Outreterre mais je ne sais pas où exactement. Sous mes pieds, l’herbe est douce et fraîche et je me baisse pour la caresser, puis je me mets à genoux et je pose mes deux mains à plat sur le sol. Celui-ci semble vibrer presque imperceptiblement. Plus je me concentre et plus les vibrations me paraissent fortes, on dirait que l’esprit de la Terre est très puissant ici. J’ai l’impression que ça fait une éternité que je n’y avais plus prêté attention.
L’elfe vient de me rejoindre dehors. Elle s’installe à côté de moi, dans la même position, comme pour comprendre ce que je suis en train de faire. Elle aussi doit être capable de percevoir les différentes forces de la nature. Puis elle se transforme soudainement en une panthère au pelage noir auquel le soleil donne des reflets bleutés et se couche devant moi. Je me souviens que lorsque nous combattions l’une contre l’autre, je redoutais terriblement cette métamorphose car elle lui permettait de se camoufler dans les ombres afin de me tendre une embuscade. Mes mains se dirigent irrésistiblement vers elle pour caresser sa fourrure. C’est si doux…


Quelle étrange sensation de bien-être. Je crois bien que je n’avais pas ressenti ça depuis très longtemps. Comme si je me sentais enfin en paix avec moi-même. Comment ai-je pu me laisser ainsi submerger par l’incertitude et l’oubli de ma véritable nature tout en négligeant ce que j’aime par-dessus tout faire et pour lequel je suis douée ?


Je suis toujours dehors, le soleil est encore haut dans le ciel. J’ai trouvé une branche que je suis en train de tailler à l’aide d’une petite dague. Je lui donne peu à peu la forme approximative d’un petit totem. Une fois que le résultat est à peu près satisfaisant, je le tiens fermement dans mes mains et j’essaye d’invoquer la puissance de l’esprit de la Terre. Au bout de quelques minutes de concentration, le totem émet de légères impulsions. Puis celles-ci se font de plus en plus puissantes et je plante la branche dans le sol, provoquant une petite onde dans l’herbe tout autour. L’elfe, toujours à mes côtés mais revenue sous sa forme normale, me sourit en me regardant faire. Le totem cesse rapidement de vibrer mais je sais désormais que je peux retrouver mes pouvoirs.
Les esprits m’entourent et me guideront à nouveau vers la puissance et les combats. J’ai cru qu’ils m’avaient abandonnée mais je me suis trompée, c’est moi qui me suis mise à les ignorer pour n’écouter que ma peur de l’avenir et mon manque de confiance en moi-même. Aujourd’hui, je les sens s'animer et m’insuffler une énergie nouvelle.
Je regarde l’elfe et je lui montre le soleil. Puis je le cache avec ma main, tout en fermant les yeux et je les rouvre quelques secondes plus tard en montrant à nouveau l’astre. Elle m’observe et fait un signe d’acquiescement. Nous restons ensuite l’une à côté de l’autre, assises dans l’herbe, à regarder le paysage sans pouvoir nous parler, toute l’après-midi. Lorsque le soleil disparaît derrière les montagnes et que sa lueur ne nous baigne plus, elle se lève et prend délicatement ma main pour m’inviter à me relever à mon tour. Puis elle m’entraîne à l’intérieur de la cahute et m’invite à m’asseoir sur un petit banc près d’une table grossière. Elle ravive ensuite le feu sous la marmite et rapidement, d’agréables effluves parviennent à nouveau à mes narines. Elle remplit copieusement deux écuelles qu’elle vient déposer sur la table tout en s’asseyant à côté de moi. Le repas est le même que le précédent, toujours aussi délicieux et bienfaisant. Lorsque nous avons terminé, elle se lève pour débarrasser les écuelles et se dirige ensuite vers l’extérieur en me faisant signe de la suivre.
Il fait complètement nuit désormais. Un petit vent frais caresse mon visage pendant que nous marchons vers une destination que je ne connais pas encore. Au bout d’un moment, nous arrivons près d’un lac surmonté d’une petite cascade, l’endroit est absolument magnifique. Dès que nous sommes au bord de l’eau, elle ôte tous ses vêtements et plonge dans l’eau claire. Tout d’abord surprise, je me décide à l’imiter. Je plonge à mon tour, complètement nue. L’eau est d’une incroyable pureté, y nager est si exquis. Encore une incroyable sensation que je n’avais plus éprouvée depuis une éternité. Je me laisse flotter sur le dos, en regardant les étoiles, et j’entends l’esprit de l’Eau qui me murmure des paroles douces et rassurantes. L’elfe est partie sous la cascade et semble se délecter de l’effet procuré par l’eau qui coule sur sa peau claire. Je nage vers elle pour en faire autant tandis qu’elle me regarde en souriant. Nous restons ainsi sous la chute d’eau pendant plusieurs minutes et j’ai l’étrange impression de laver aussi bien mon corps que mon esprit. Lorsque nous ressortons enfin de l’eau, la brise légère nous sèche rapidement et nous pouvons remettre nos vêtements avant de rentrer à la cahute.
Une fois à l’intérieur, elle me désigne le lit de paille sur lequel je me suis éveillée plus tôt. Je m’y allonge en la regardant se transformer à nouveau en panthère pour venir se coucher tout contre moi. Cette fois encore, je ne peux m’empêcher de plonger mes doigts dans sa fourrure dégageant une douce chaleur. Je me blottis contre elle, et je m’endors.


Me revoilà à Durotar. Dans la Vallée des épreuves cette fois. Comme je l’avais toujours voulu, j’ai adopté la voix chamanique et je commence mon entraînement. La Horde a besoin de moi et je veux lui faire honneur. Thrall et ses compagnons ont sauvé les miens et leur ont offert un nouveau refuge, je dois me mettre désormais à leur service. Je me suis promis de tout mettre en œuvre pour ne pas les décevoir et pour devenir une de leurs plus puissantes alliées. J’ai tant de choses à apprendre et à découvrir. Je sais que ma route sera pavée de souffrances et de déceptions mais je sais aussi que je vais connaître de grands moments de joie et que je ferai très probablement des rencontres particulièrement enrichissantes. Tant de choses menacent le bien-être des miens et il sera bientôt en mon pouvoir de les en empêcher en les éradiquant les unes après les autres. L’aventure et le dépassement perpétuel de soi seront désormais ma raison d’être.

Lorsque je me réveille, j’ai la sensation d’être parfaitement reposée. L’elfe est déjà debout, s’affairant dans la cahute pour préparer ses affaires. Elle a revêtu son armure et un grand bâton est accroché dans son dos. Mes affaires personnelles sont posées sur la table mais je n’avais pas grand-chose en-dehors de mes vêtements : ma bourse et un petit sac qui contenait mes fioles et quelques plantes. Tout est là, sauf que les fioles ne sont plus dans le sac. Peut-être ont-elles été brisées lors de ma mésaventure dans la forêt, à moins que ce soit elle qui s’en soit débarrassé. Ça n’a aucune importance, je n’en ai plus besoin. A côté de mes affaires sur la table, il y a aussi un petit panier, contenant des fruits et des baies sauvages qu’elle m’invite à manger en guise de petit déjeuner. Quelques minutes plus tard, nous sommes prêtes à partir.
Dehors, le soleil se lève à peine. Un énorme griffon lisse les plumes de ses ailes devant la cahute. Sa tête et son dos sont recouverts d’une armure violette. L’elfe se dirige vers lui et caresse son cou avant de se mettre en selle. L’animal adopte alors directement une posture attentive et altière. Lorsque je m’approche de lui, il semble apeuré et recule sans me quitter des yeux. Sa cavalière le caresse à nouveau pour le rassurer et me fait signe de venir. J’avance doucement pour ne pas l’effrayer davantage. Elle m’invite alors à monter derrière elle, ce qui provoque un mouvement de panique chez le griffon qui déploie ses ailes pour s’envoler. Je me cramponne solidement à la taille de l’elfe et j’enserre mes jambes autour des flancs de l’animal pendant que celui-ci monte dans les airs. Nous prenons la direction de l’est, je pense qu’elle va me ramener à Shattrath mais je ne sais absolument à quelle distance nous en sommes ni combien de temps il va nous falloir pour nous y rendre. De là-haut, le paysage est magnifique. Des îlots de terre flottent littéralement dans les airs, des arbres poussent sur certains tandis que d’autres hébergent des cascades d’eau qui ne semblent provenir de nulle part et qui ne coulent pas toujours jusqu’au sol. Je n’avais encore jamais rien vu de semblable. En bas, je retrouve les mêmes animaux inconnus que j’ai vus hier, et il y en d’autres encore. Certains sont gigantesques, le sol semble trembler sous leurs pas lorsqu’ils se déplacent. Il y a également des oiseaux et j’aperçois même une de ces bêtes à longues défenses dont les gardes Draeneï de Shattrath se servent comme montures. Nous survolons un grand lac et j’aperçois sur la droite un petit village dont je reconnais l’architecture typique des orcs. Puis nous longeons de hautes montagnes surplombant les prairies, toujours en direction de l’est. Au bout d’un moment, d’autres montagnes se dressent devant nous et le griffon prend alors de l’altitude pour les franchir. Une fois tout en haut, le décor change subitement. Je reconnais alors la forme toute particulière des arbres qui composent la forêt de Terokkar. Au loin, je peux voir la colonne lumineuse du Naaru de Shattrath se dessiner dans le ciel et la vue de la capitale baignant dans les rayons du soleil s’offre progressivement à moi au fur et à mesure que nous en approchons. Nous arrivons sur la ville par l’éminence de l’Aldor avant de survoler le grand dôme central. Le griffon se pose sur la Terrasse de la Lumière, juste devant la banque tenue par les Clairvoyants. Je descends alors de l’animal, au milieu de plusieurs visages manifestement surpris. Il est en effet peu commun de voir une trolle et une elfe voyager ainsi ensemble.


A l’intérieur de la banque, j’aperçois Traha. La guerrière affiche un air furieux et rassuré à la fois.
- Je peux savoir où tu étais passée ?
- Je m’étais perdue.
- Et qu’est-ce que tu fous avec cette elfe ?
- Elle m’a retrouvée.
- Je ne suis pas sûre de bien comprendre, tu peux m’expliquer ?
- Tu ne comprendrais pas mieux si je t’expliquais et ça ne te serait d’aucune utilité. Tout ce que tu as à savoir, c’est que je suis de retour, pour de bon.
Dans la banque, je retrouve mes affaires. J’enfile les éléments de mon armure les uns après les autres, en terminant par le casque, que j’ajuste sur ma tête pendant qu’il se met à irradier sa lumière magique. J’attache ensuite ma masse à ma ceinture, mon bouclier derrière mon dos et je ressors de la banque. Lorsque l’elfe me voit ainsi vêtue, elle m’adresse un dernier sourire avant de reprendre les rênes de sa monture pour lui demander de s’envoler et de disparaître dans le ciel. Je me retourne vers Traha.
- Je dois retourner à Thrallmar, tu m’accompagnes ?
- Bien sûr.
Tandis que nous nous dirigeons vers le maître de vol pour prendre des wyvernes, j’entends une voix dont le timbre me fait soudainement frémir.
- Tiens mais c’est ma trolle préférée.
C’est l’orc, celui qui en avait après moi l’autre soir. Je m’avance vers lui.
- Mon nom, c’est Vorcha et désormais tu baisseras les yeux lorsque tu passeras près de moi !
Et je lui écrase lourde ment ma masse sur la face, lui fracassant le nez et quelques restes de dents qu’il recrache ensuite, avant de retourner près de Traha. Elle me sourit.
- Tu m’as manquée.
- Ouais, moi aussi.